Elle aime les hommes plus âgés qu’elle

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tilly

Elle aime les hommes plus âgés qu’elle

Message par tilly »

« Je n’y arriverai jamais ! »
Pas de réponse, naturellement. Juste un râle encrassé du poêle. Voilà que maintenant, je cause toute seule ! ricana-t-elle encore tout haut. Elle jeta un coup d’œil vers le placard mural où il rangeait toutes ses bouteilles et autres maudites fioles. Hargneusement, elle défia du regard son reflet dans la glace, un petit miroir à deux francs six sous, au cadre de plastique rose, le seul de la maison. De sa prison, plutôt ! Prison aux murs noircis par la mauvaise isolation du chauffage, taudis savamment décoré de tulipes en plastique dans des pots à cornichons. C’est lui qui les avait mis là, pour lui faire plaisir, car une femme ça aime les fleurs, n’est-ce pas. Tu crois qu’il aurait enlevé les étiquettes des pots, au moins ? Même de ça, il n’en est pas capable ! Ce poivrot cossard et sans le sou.
Grelottant dans sa maigre robe de chambre élimée, elle retourna à sa sinistre besogne. Non, vraiment, je n’y arriverai jamais. C’est un travail d’homme, ce n’est pas à moi de le faire ! Mais si ce n’est pas moi, qui le fera ? songea-t-elle amèrement. Elle entendit sept heures sonner au clocher. Elle avait toujours aimé le son des cloches résonnant dans la campagne, mais là elles sonnaient le glas de son espoir qu’il rentre ce soir. Lorsqu’à sept heures il n’était pas là, cela signifiait qu’il ne regagnerait le domicile conjugal qu’au milieu de la nuit, titubant, empestant l’alcool. Pour dîner, elle n’avait guère que quelques pommes de terre. Elle fit bouillir de l’eau dans une casserole cabossée et sans queue, et y plongea les légumes avec un plaisir étrange, telle une tortionnaire qui guetterait les premiers signes de souffrance chez ses victimes, en l’occurrence ces pauvres patates racornies et déjà germées. Mais elles ne souffraient pas, elle. Enfin, qui sait ? Les légumes ressentent peut-être la douleur, puisque ce sont des êtres vivants. Elle laissait ses pensées divaguer, épuisée.
Des pommes de terre, un millefeuille et une figue en pâte d’amande. La boulangère lui offrait parfois un ou deux gâteaux de la veille, qui ne pouvaient plus être vendus. Les sucreries l’avaient toujours apaisée. Vu qu’il ne rentrerait pas ce soir, elle mangerait les deux. Cela lui remit un peu de cœur à l’ouvrage. On manque déjà de bois, soupira-t-elle aux ronflements affolés du poêle. Il faudrait encore économiser, serrer la ceinture comme il disait. L’hiver serait long, il ne faisait que commencer.
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Elle aime les hommes plus âgés qu’elle. C’est sûrement parce qu’elle n’a pas eu de père. Elle sait à quoi ressemblait celui-ci, elle a vu des photos, celles du mariage de ses parents : grand, brun, un je ne sais quoi de rebelle dans son sourire. A en croire sa mère, au moment de sa mort, il avait beaucoup changé, bien qu’il n’ait que quatre ans de plus. L’alcool avait fait ses ravages. Il est mort bêtement par une nuit d’hiver. Il est tombé dans une benne à ordures à proximité du bar où il passait ses soirées. Quand ses compagnons de boisson ont voulu l’aider à en sortir, ils n’y sont pas parvenus car il était profondément endormi. Pris de pitié, ils ont jeté des couvertures sur lui. Juste avant l’aube, les éboueurs ont fait leur travail. Le temps que, alertés par ses cris, ceux-ci arrêtent le mécanisme, il était passé sous la broyeuse.
Pour sa mère, sa mort était un outrage supplémentaire, l’ultime affront de ce moins que rien. Un déchet parmi les déchets, la boucle était bouclée. Elle n’avait que quelques mois quand ce drame est survenu. Elle a toujours caché à sa mère qu’elle avait de la tendresse pour son pauvre papa, qui avait juste eu la malchance d’avoir un sommeil trop profond. Sa mère a le même âge que Madonna et que Sharon Stone, mais cela semble incroyable. Elle en paraît vingt de plus, elle est usée par la vie, le labeur, la misère, l’aigreur, les conséquences de la mort de son père.
Elle a toujours aimé les hommes plus âgés qu’elle, d’ailleurs celui qu’elle a épousé hier est son aîné de dix ans. Elle se réveille au milieu des pétales de rose. Son mari a la gueule de bois, pas elle. Elle ne boit jamais d’alcool. Elle a un peu trop mangé à son mariage. Elle a toujours trop mangé. Elle a quelques kilos en trop, mais rien de méchant. Elle a vu un magnétiseur, un hypnotiseur et un acupuncteur pour freiner ses fringales, mais rien n’y fait, elle tient ça depuis l’enfance et se mère est pareille. Elle est accro au sucre, et alors, ce n’est pas la pire des dépendances. Son mari, lui, a une addiction au travail. Ce n’est pas grave.
Cela fait un peu moins d’un an qu’ils sont ensemble. Elle est à la fois effrayée et ravie de vivre avec lui. Effrayée car elle va quitter pour la première fois le deux-pièces qu’elle partage avec sa mère, et sa chambre remplie des peluches qu’elle gagnait à la fête foraine, quand sa mère avait quelques pièces de monnaie. Ravie pour la même raison. Pourtant elle aurait pu partir depuis longtemps, cela fait des années qu’elle travaille. Elle a suivi une formation d’esthéticienne, afin de pouvoir travailler rapidement et sûrement. Aux yeux de sa mère, avoir un métier était une chose fabuleuse, qui la dispenserait de la misère et la rendrait indépendante. Indépendante, sa mère avait fait de ce mot une sorte de code secret qui ouvrirait toutes les portes. Elle gagnait sa vie dans un univers d’ongles vernis, d’huiles parfumées et de bougies roses, sa mère prenait sa revanche: sa fille réussissait si loin de son monde à elle, fait de pauvreté, de formica et de fleurs en plastique. Elle était heureuse de lire de la fierté dans les yeux de sa mère. Heureuse de pouvoir estomper la misère sur son visage à coups de houppette. C’était leur moment à elles : la mère prenait place sur le fauteuil du salon, la fille amenait sa mallette, orientait la lampe vers son visage et la maquillait comme une poupée. Sous le fard à paupières nacré et le fond de teint, ses trait s’adoucissaient.
Voilà deux mois qu’ils sont mariés. Ils passent des vacances ensemble en Provence, dans la maison familiale de Grégoire que tous les cousins occupent à tour de rôle, deux semaines l’été. Il a invité quatre couple d’amis à lui, afin qu’ils ne « restent pas en vase clos ». Ils travaillent tous dans le même domaine. Dès le premier soir, elle se sent larguée. Elle ne comprend rien à leur conversation, et personne ne se donne la peine d’éclairer sa lanterne. Alors, elle enfile un sweat et va marcher sur la plage. Personne n’a remarqué son éclipse. Elle enfonce ses pieds nus dans le sable et laisse son regard se perdre dans l’immensité de ténèbres. Elle ressent de délicieux frissons d’une peur agréable. Cela lui rappelle que quand elle était petite, les nuits d’été, elle aimait courir à travers la campagne plongée dans l’obscurité. Elle avait peu de distractions, pas de jeux électroniques, aucune de ces poupées mannequins fabuleusement chères. Elle avait appris à faire de la nature son terrain de jeu de prédilection. Ses souvenirs lui appartiennent. Peu importe la science de Grégoire et ses collègues. Le chant des vagues la berce, la caresse du vent dans ses cheveux pourrait presque l’endormir.
« Tu aurais pu nous dire que tu allais te promener », « Cela ne se fait pas de faire bande à part comme ça, mes amis vont penser que tu t’ennuies avec eux ». Elle s’excuse. Elle ne pensait pas qu’elle avait fait quelque chose de mal. La dureté de Grégoire la rend triste, elle le prend dans ses bras, elle a envie de poser sa tête contre son épaule pour s’assurer que rien n’est changé, qu’il n’est pas fâché. Il l’étreint brièvement, puis se détourne : « va aider les filles, elles sont à la cuisine ». Elle rejoint les filles, qui parlent de leurs vacances à la montagne. Elle veut aider, mais elles ont déjà fini. L’une d’elles lui demande où elle a l’habitude de partir skier, elle n’a rien à répondre, elle n’a jamais chaussé de skis. Les autres non plus, visiblement, elles se contentent de boire des chocolats chauds en terrasse et de profiter du spa. Elles s’échangent le nom des stations les plus intéressantes.
Elle ne se sent pas à sa place. Elle passe son temps à se charger des tâches ménagères, comme pour justifier sa présence, et puis au moins ça lui donne une contenance. Au moins, Grégoire ne pourra pas lui reprocher de ne pas s’activer assez. Il a osé lui reprocher d’avoir laissé sa trousse à maquillage dans la salle de bains ! « On est dix dans cette baraque, alors si chacun commence à laisser traîner ses affaires, ce n’est plus une maison mais un souk ». Elle le découvre sous un nouveau jour. Un mot lui vient à l’esprit, appris au collège : despote. « C’est un despote», se répète-t-elle, comme une découverte qu’elle savourerait. Malgré son désarroi, elle éprouve un certain plaisir à l’avoir percé à jour et affublé de ce mot. Cela ne l’empêche pas de continuer de rechercher sa tendresse. Elle ne sait pas comment. Le jour, leur planning surbooké d’activités sportives et culturelles n’est guère favorable aux effusions. La nuit, Grégoire n’aime pas qu’on le colle. Il aime avoir son espace vital pour dormir, et s’endort à peine la tête sur l’oreiller. Très vite s’ensuivent les ronflements. Puis son atroce grincement de dents. Elle a cherché sur internet, ça s’appelle du bruxisme. Cause probable : le stress. Remède : se détendre. Sans blague.
« Tu devrais mettre une robe cintrée, comme Eléonore. Le moulant, ça ne te va pas ». Il lui assène cela comme s’il parlait de la pluie et du beau temps. Elle intime à ses larmes de cesser leur ascension, pour lui répondre froidement que dans ce cas, elle ne sortira pas avec eux. Grégoire s’énerve. « On est bien là, en vacances, et il faut que tu gâches tout. Tu te braques pour rien. Tout le monde a entendu l’esclandre que tu viens de faire ! Et depuis le début tu fais la gueule, tu décroches à peine deux mots, ils vont croire que tu te fais ch..., tu es hautaine, asociale. pu...., je t’emmène en vacances, chez ma famille, avec mes amis, et… ». Il quitte la pièce sans terminer sa tirade. Despote, despote, despote. Il va devoir expliquer à tout son petit groupe qu’elle ne les accompagnera pas, tant pis, c’est son problème. Il sera furieux après, et quoi. Elle réalise non sans un certain effroi qu’elle s’en moque. Elle échappera à cette soirée au restaurant, à Grégoire qui lui piquera le bras avec sa fourchette si elle a le malheur de poser le coude sur la table, à la tentation des desserts qu’elle s’interdira de prendre. De toutes façons elle a la vaisselle à faire, ces gosses de riches ont tenu pour acquis qu’elle était la Conchita de service. Partout au mur, il y a des photos de Grégoire enfant, à divers âges, mais il a toujours la même expression butée et maussade. Ce devait être un petit garçon détestable, songe-t-elle.
En attaquant la vaisselle, elle se dit que le séjour serait bientôt fini, ils rentraient après-demain. Mais son mariage avec Grégoire ne faisait que commencer.
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unlui
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Elle aime les hommes plus âgés qu’elle

Message par unlui »

bouuuuuuuuu
wauou... ce que je penses, ressent:
ton style et tranchant de vérité et d'émotion, littéralement percutant de dépouillé.
pas de fioriture, juste ce qu'il faut pour que le message passe :chap: et laisser de la place au lecteur pour compléter.
terriblement efficace...
il emmène.... il emmène sacrément !
tu devrais continuer et voir si tu peux publier
c'est de la belle ouvrage
chapeau
Lorsque je partage mon point de vue avec vous, il ne s'agit que de mon point de vue, pas de la Vérité. Il est normal que vous ne soyez pas toujours d'accord avec ce point de vue. La vérité est plus large que nous ne pouvons la percevoir, donc nul ne la possède en entier.

Sénèque: "La vie ce n'est pas d'attendre que les orages passent, c'est d'apprendre comment danser sous la pluie".

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tilly

Le Virelai Monotone

Message par tilly »

"Le Virelai Monotone"...

Hélyne avait trouvé le nom lyrique et mystérieux. Elle pensait qu’un virelai était un chevalier ou un pèlerin, un homme au regard mélancolique sillonnant les plaines embrumées. Jusqu’à ce qu’Amandine – qui d’autre, sinon ? – laisse en évidence sur la table le dictionnaire ouvert à la lettre V. Ce n’était pas un chevalier, mais un poème du Moyen-âge. Ce qui ne bousculait pas ses images fantasmagoriques et médiévales. Hélyne imaginait, dans la petite tour du manoir ainsi nommé, un jeune homme vêtu du noir trempant sa plume dans l’encrier et traçant sur un parchemin Le Virelai Monotone, d’une fine écriture penchée, tandis que par l’œil-de-bœuf il contemplait les hautes branches du tilleul sur le crépuscule du soir.

Encore un mois et enfin, ils dresseraient une grande table sous les branches centenaires et bienveillantes, ornées de bouquets champêtres – marguerites et bleuets entremêlés de pois de senteur. Elle, Hélyne, vêtue d’une robe fraîche et sobre, dans les bras de Martial. Amandine aurait bien repris quelques petits kilos d’ici-là, et elle porterait une petite robe vaporeuse, assez longue toutefois pour couvrir ses genoux cagneux. Elle serait resplendissante, digne d’une photo de David Hamilton. Ils déjeuneraient d’un repas léger avant de partir pour la mairie, et la fête ne commencerait véritablement qu’ensuite. Le dîner… ah, quel exquis banquet ! Sous l’arbre toujours, à la lueur de photophores et lumignons, un décor de conte de fées. Elle revêtirait une étole d’organdi sur ses épaules et observerait à la dérobée sa fille à l’appétit retrouvé, dégustant une part de focaccia d’angelo. Quel divin buffet de desserts ! Des pâtisseries aussi désuètes que succulentes, des tartes meringuées, des roudoudous, des mendiants, des florentins, des spécialités alsaciennes, bretonnes et espagnoles, des noisettes enrobées de pâte d’amande, des cornes de gazelle. Et toutes sortes de thés servis dans de la porcelaine de Sèvres, aux parfums improbables … Hélyne s’assombrit au souvenir du thé vert amer, infâme breuvage qui pendant plus de trois mois, constitua l’unique ration de survie de sa fille. Amandine avait dix-huit ans et détestait les nombres pairs. De fait, elle trouvait que « 1,71 mètre, 37 kilos » sonnait parfaitement.

Hélyne n’avait rien vu venir. Hier encore, lui semblait-il, Amandine téléchargeait des films d’horreur qu’elle regardait en s’empiffrant de Pizza Hut, mangeait tous les midis des sandwiches américains débordant de frites au snack près du lycée, et Hélyne la trouvait souvent dans la cuisine avec ses amies, fourrant du Nutella dans des brioches tout en se racontant leurs peines de cœur. Elle avait même dû lui reprocher son trop bon appétit, arguant qu’il serait dommage qu’elle prenne du poids. Comment avait-elle pu laisser cela arriver ? Le fait est qu’elle n’avait rien vu venir, trop occupée par l’amour, par son histoire avec Martial, cette crème, cette pâte d’homme qui avait croisé sa route caillouteuse à brûle-pourpoint, pour la plonger dans une rêverie extatique perpétuelle. Son univers était peuplé de lutins et de princes charmants, parsemé de boutons d’or et de coquelicots, bercé de chansons qu’Amandine trouvait mièvres et de poèmes dont Hélyne ne comprenait pas tous les mots mais n’ouvrait jamais un dictionnaire, pour préserver intact leur aura de mystère. Elle se distinguait ainsi d’Amandine la bûcheuse, toujours désireuse d’être parfaite. Intelligente, brillante, cultivée. Et belle – comprenez mince.

Et puis Martial et elle avaient déniché ce manoir, ce joyau oublié des hommes avec sa tour et son clocher, ses vieux rosiers, son tilleul, son bassin fleuri de nénuphars et de myosotis ayant pris racine dans la pierre. Sous la treille encadrant la lourde porte d’entrée, ils avaient découvert cette inscription gravée : Le Virelai monotone. Le clou, l’ascension directe aux anges du septième ciel.
Tous les samedis, ils venaient y apporter des meubles, des ornements. Le dimanche, ils couraient les vide-greniers et les brocantes de toute la région pour y chiner des trésors, qu’ils apporteraient le samedi suivant. Quand le soir tombait, le manoir semblait prendre âme, plus pittoresque que jamais. Des chouettes ululaient, des chauves-souris tournoyaient, des papillons de nuit virevoltaient. Pour le mariage, il y aurait sûrement des lucioles dans l’herbe sombre et douce… Et ils regagnaient leur douillet appartement citadin, la tête pleine de féérie et les bras chargés de lilas et d’iris. Ils y trouvaient la silhouette fébrile d’Amandine en train d’étudier, à la faible lueur de la lampe de chevet. « Tu as mangé, ma chérie ? ». « Mais oui, ça y est, ne vous inquiétez pas ».
Elle ne pourrait probablement pas passer son bac cette année, avait dit son médecin, le docteur Renard qu’Hélyne avait immédiatement rebaptisé co..... Elle l’avait poussé, traînée, exhortée et le 12 Juin à 8h, Amandine s’engouffrait comme les autres dans l’enceinte du lycée pour passer sa première épreuve. Planquée dans sa voiture, Hélyne étouffait des sanglots. Puis elle avait couru toutes les boutiques de la ville pour l’arroser, le soir, de vêtements à la mode et de coffrets de maquillage. Pour le mariage, elle serait guérie.

Si seulement il ne fallait pas inviter André. Ah, André le fléau universel. Le demi-frère de Martial. Les sept plaies d’Egypte. Un soir il avait dormi à la maison, et le lendemain il appelait pour demander s’ils n’avaient pas trouvé une chaussette à lui dans le clic-clac. Blanche avec deux bandes vertes, geignait-il. Alors qu’il avait encore dix fois les mêmes, deux euros la dizaine à Tati. Martial lui avait demandé comment il avait pu partir avec une seule chaussette aux pieds sans s’en apercevoir. Ce à quoi André avait rétorqué avec colère qu’ils avaient intérêt à la retrouver, M...., qu’il ne bossait pas pour payer des chaussettes.
L’été mûrissait comme un fruit savoureux, et tous étaient dans l’engouement des préparatifs. Les préparatifs, ce seul mot transportait Hélyne. La robe longue, couleur corail, dans laquelle Hélyne s’admira en dansant devant son miroir. L’emplacement des tables. Les faire-part en papier vélin et les timbres Christian Lacroix en forme de cœur qu’elle avait commandés à un ami philatéliste. La déco. Les fleurs. Amandine avait repris quelques kilos, même si elle n’était toujours pas épaisse. Elle se réjouissait de la présence de Flavien, son futur demi-frère. Il avait vingt ans, étudiait à Paris. Son mètre 90 et ses yeux bleus cerclés d’or ne pouvaient laisser de glace aucun être humain du deuxième sexe, et surtout pas une lycéenne fraîchement majeure.

Et puis un jour, après d’innombrables périples échevelés, courses effrénées et crises de panique, ce fut enfin le mariage. Hélyne, la veille, s’était couchée à quatre heures du matin mais ne parvint pas à trouver le sommeil. Elle se leva alors pour contempler l’éveil du jardin. L’aurore avait un parfum d’herbe fraîche, de rosée et de lavande. Elle embrassa du regard la lune qui s’effaçait, les tables sous le tilleul, le grand parasol blanc déjà déplié. Martial la rejoignit et ils restèrent ainsi de longues minutes, tête contre épaule. Bientôt le soleil commençait son ascension dans un ciel sans nuages. Aux senteurs estivales de campagne se mêlaient des effluves de cuisine. A onze heures, le Virelai Monotone accueillait ses premières convives.

Hélyne se mordit les joues en découvrant le pantalon comiquement mal coupé d’André et le portable dodelinant sur la hanche de Véronique, sa femme, un concentré de bêtise et de vulgarité. Mais elle n’avait heureusement pas le temps de s’y attarder, elle devait accueillir les autres, surveiller les fourneaux, accrocher des pinces aux nappes en papier qui se livraient à une danse des sept voiles, car le mistral se levait.
On passa à table. Tout le monde félicita Hélyne pour la subtilité des mets. Même Amandine, vêtue d’une robe cintrée couleur pervenche, semblait manger de bon cœur. André bâfrait en mastiquant bruyamment et Véronique picorait sans se fendre d’un commentaire, portant chaque bouchée à ses lèvres avec une mimique suspicieuse. Hélyne se retenait de hurler, mais s’intima de les ignorer. Elle n’allait tout de même pas laisser ces deux péquenots endimanchés entacher la liesse de cette journée. Martial se leva, entama un petit discours faussement improvisé et tout le monde applaudit – André siffla tel un routier draguant une serveuse dans une brasserie – tandis qu’ils échangeaient un long baiser. A quinze heures, on se mit en route pour la mairie. Quand Martial chancela et tomba. L’émotion, la chaleur, le vin, diagnostiqua-t-on. Toujours était-il qu’il ne restait plus qu’à appeler une ambulance.
Quand celle-ci arriva, toute la noce aux visages graves se tenait attroupée, Hélyne en tête, furieuse dans sa longue robe. « Ah, ils vont bien se marrer », fulmina-t-elle en désignant les brancardiers au sourire mi-rassurant, mi-goguenard. Elle pria Flavien de monter dans le fourgon, elle-même devant régler certaines formalités. Le maire qui poireautait, entre autres. L’ambulance redémarra, sirènes hurlantes. Hélyne sentait une houle incoercible de rage la submerger. Amandine osa une main timide sur l’épaule de sa mère qui gémit, pitoyable : « la fête est gâchée, gâchée, gâchée ».
Une heure après, elle troqua sa robe pour un sobre jean et t-shirt. Dépitée et résignée, elle roula jusqu’à l’hôpital. L’odeur caractéristique lui souleva le cœur. Tout était crayeux, blême, blafard. Elle n’était plus sûre que le déjeuner sous le tilleul avait bien existé. Un médecin l’accueillit. Elle lit son nom sur le badge : Arbutti. Abruti, songea-t-elle. Décidément…
« Comment va mon mari ? Enfin, mon presque mari, s’efforça-t-elle de sourire.
- Est-ce que vous savez si votre mari souhaitait faire don de ses organes ? demanda le médecin sans la regarder.
- Quoi ? » articula Hélyne.
C’est alors qu’elle remarqua Flavien. Appuyé au mur nu, son grand corps ployait. Il pleurait. Hélyne se remémora un vieil adage de son adolescence, surgi d’elle ne savait quel recoin enfoui de sa mémoire : j’aimerais être une de tes larmes pour naître dans les yeux, vivre sur tes joues et mourir sur tes lèvres. Suivi aussitôt de la perspective monstrueuse de tout ce qu’il lui faudrait organiser encore, en si peu de temps.
Alexia7

Message par Alexia7 »

tu écris bien, tes pbms avec la nourriture se font ressentir dans tes écrits, ça te fait du bien d'écrire ces textes ?
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unlui
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Message par unlui »

pfffff
et bien, je n'aurais pas eu le temps de faire connaissance avec Martial
juste assez pour se demander ... et hop a la morgue
c'est un peu noir non ?
noir mais prenant...
je suis tombé dedans... et du coup ... j'ai prit un baffe virtuelle.
merci :bisouss:
Lorsque je partage mon point de vue avec vous, il ne s'agit que de mon point de vue, pas de la Vérité. Il est normal que vous ne soyez pas toujours d'accord avec ce point de vue. La vérité est plus large que nous ne pouvons la percevoir, donc nul ne la possède en entier.

Sénèque: "La vie ce n'est pas d'attendre que les orages passent, c'est d'apprendre comment danser sous la pluie".

mon salon
tilly

Message par tilly »

Merci à vous deux de m'avoir lue :love1:

Alexia, là où je suis pensive, c'est que j'ai écrit cette histoire à 19 ans, et je n'avais aucun trouble alimentaire à cette époque... Une intuition de ce qui m'attendait? :intero:
Lilnuss

Message par Lilnuss »

A 19 ans tu avais écrit ça ?
Tu avais déjà un riche vocabulaire, et une certaine aisance dans l'écriture et la description.
Je suis impressionné.

L'écriture est sombre, à la fois réaliste et froid.
J'aime beaucoup en tout cas, tu es douée, très douée !

Tu continues à écrire ?
Tu nous en posteras d'autres ? :newblush:
:bisouss: :offre:

PS: C'est vrai que les TCA se sentaient déjà bcp, comme une obsession qui attendait, tapis dans ton esprit, avant de naitre :/
Mais on s'en sort de ça, c'est possible :console:
tilly

Un week-end en famille

Message par tilly »

- Maman ! Où est ma valise ? cria Hayali à peine avait-elle fait irruption dans le salon, jetant au sol son cartable Hello Kitty.
- Pourquoi ? demanda Agnès, feignant la surprise. Où crois-tu partir ?
Le sourire de la fillette s’effaça graduellement et sa bouche s’arrondit de stupeur.
- Je te taquine, ma chérie, tu peux aller la chercher dans le cagibi, elle est sous celle de papa et moi.
- T’es méchante, c’est pas drôle ! protesta Hayali. J’ai eu peur qu’on parte plus ! J’ai tellement hâte ! J’y ai pensé toute la semaine !
Agnès alla coucher le bébé, et il ne fut pas aisé de l’endormir quand, de la chambre voisine résonnait cette inlassable ritournelle : « on part en week-end ! on part en week-end ! ».
La gaité de sa fille lui mettait du baume au cœur, en même temps qu’elle le lui ratatinait tel un pois-chiche. C’était donc cela, le foyer qu’elle offrait à ses enfants ? Une famille où il est si exceptionnel de partir en week-end qu’on n’en dort pas pendant une semaine ? Du haut de ses six ans, Hayali avait-elle compris à quel point cette escapade n’était pas une simple parenthèse aérée ? Agnès n’osait pas encore croire à cette embauche éventuelle, qui signerait le début d’une nouvelle vie. Yann allait-il réellement pistonner Guillaume, comme il l’avait promis ? Ils pourraient enfin déménager. Chacun aurait sa chambre. Ils renoueraient avec leur intimité, mise à mal par la perspective d’Hayali pouvant à tout moment débouler dans le salon-chambre. L’appartement serait ordonné, ou tout simplement, chaque chose aurait sa place, comme chez tout le monde. Fini la pyramide bancale des plaques électriques trônant sur le micro-ondes, lui-même en équilibre précaire sur un guéridon d’un autre âge. Adieu, les penderies dans le salon, lui donnant l’allure sinistre d’une arrière-salle de pressing, dans laquelle on pouvait rencontrer un lit de bébé ou une table à langer. Ils auraient un petit terrain. Agnès avait déjà repéré le mobilier de jardin qu’elle achèterait, en teck. Ils auraient un barbecue, comme n’importe quel jeune couple installé en lotissement. Elle installerait un portique, une piscine gonflable ; planterait des fleurs, et pourquoi pas faire un mini-potager ? Agnès en était étourdie. Cette conformité, que certains qualifieraient de médiocre, lui paraissait aussi lointaine que de gagner au loto.
Agnès mit des pâtes à cuire. Et s’ils faisaient un dîner de fête, comme un prélude à ce week-end ? Agnès était superstitieuse, elle était convaincue qu’en arborant une attitude victorieuse, ils attireraient la réussite. Elle sortit les assiettes en carton dorées de Noël, et remplit de Coca le gobelet d’Hayali – qui n’avait pas le droit d’en boire le soir. Il restait du Bailey’s, c’était parfait pour trinquer. « A ton peut-être-nouveau-boulot, mon amour ». Ils s’embrassèrent. Guillaume fit frire des lardons, tandis qu’Agnès remuait les pâtes dans la casserole, simplement pour être en synchronisation avec lui, cela lui rappelait leur première vie à deux, dans une chambre étudiante qui forçait la proximité. Guillaume servit les pâtes dans chaque assiette et y planta des bretzels, tels des pics à chignon. L’humeur était à la fantaisie.
Tous deux avaient décidé d’y croire. L’entretien de recrutement se trouvait à 400 kilomètres, mais ils devaient tenter le tout pour le tout. Hayali leva son verre de Coca et déclara de sa voix fluette : « au CDI de Papa », et ses parents éclatèrent de rire. Aucun ne se tourna l’un vers l’autre, toutefois. Chacun vivait en silence sa culpabilité d’avoir une fille de 6 ans qui dit « CDI » aussi naturellement qu’elle parlerait de ses poupées ou de son école. Elle a compris que c’était la clé de tout. « Est-ce que je pourrai avoir un animal, quand on aura un CDI ? ».
Ils avaient décidé de faire de cet entretien une aventure familiale, et d’en profiter pour partir en week-end. Puisque Guillaume passait le vendredi à 15h, ils resteraient jusqu’au dimanche soir. Ils avaient loué une chambre d’hôtes. C’était cher, certes, mais pour une fois qu’ils prenaient l’air… Et puis « faire comme si », c’était la meilleure façon d’obtenir ce qu’on voulait, n’est-ce pas ? Comme si on avait les moyens…. Comme si on était coutumiers de ce genre de week-end…
Personne ne dormit beaucoup. Guillaume potassa sa présentation orale jusque tard dans la nuit, la lumière blafarde de l’ordinateur empêcha Agnès de s’endormir, Hayali était excitée comme une puce – le Coca au dîner n’arrangea rien, et le bébé faisait ses dents. Le lendemain matin, la famille était fin prête. Une grande valise noire, une petite valise rose, un landau, des kilos de couches, et c’est parti mon kiki ! On est les rois du pétrole !
On s’arrêta sur des aires de repos où l’on courut dans l’herbe, on passa des péages, on joua à compter les voitures rouges, on écouta de la musique à fond vitres baissées. On fut accueilli à la maison d’hôtes par un couple charmant. On sauta sur les lits et virevolta dans la chambre. A midi, on fut appelé pour le déjeuner.
Chantal et José, les propriétaires des lieux, avaient préparé un repas traditionnel et orné la table de bouquets de roses du jardin. Chantal avait une longue tresse blonde et un sécateur qui dépassait de son tablier, José ressemblait à un maître d’école. La famille se sentit immédiatement à l’aise en leur compagnie. Toutefois, Guillaume n’évoqua pas la véritable raison de leur présence. Quand on lui demanda ce qu’il faisait dans la vie, il parla du poste pour lequel il passait l’entretien comme s’il l’occupait déjà. De surcroît, c’était un bon entraînement oral.
Au moment où ils allaient quitter la table, Guillaume espérant qu’il ne serait pas trop boudiné dans son pantalon de costume, Chantal s’écria qu’ils n’avaient pas mangé le dessert. Et puis ils n’étaient pas pressés, n’est-ce pas ? « Non, vraiment on vous remercie, mais… mais…». « Je l’ai faite exprès pour vous » ! s’exclama la maîtresse de maison, ses grands yeux bleus écarquillés de consternation. Ils capitulèrent. Agnès regarda sa montre et fit signe à Guillaume qu’ils avaient le temps encore. Il se rassit, mais devait arborer une mine crispée car Agnès le regarda à la dérobée et dessina un sourire de ses doigts. Il fallait juste attendre que la tarte refroidisse un peu, car elle était brûlante. Pour l’instant recouverte d’un torchon à carreaux, il était impossible de voir à quoi elle était. « Vous devriez la mettre dehors, elle refroidira plus vite », dit Guillaume, d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu. Mais, nom de Dieu, allaient-ils pouvoir quitter cette foutue table ? Chantal parlait, parlait, parlait… ne se préoccupait plus de la tarte. Elle racontait que ses derniers hôtes, des hollandais, voulaient à tout prix acheter la maison, et lui avaient même fait une proposition à trois cent mille euros ! Une bicoque qu’ils avaient achetée pour une poignée de figues, qu’ils avaient retapée, et qui valait à peine cent mille… Qu’est-ce qu’on s’en branle ! hurla mentalement Guillaume, frappant la cadence sur sa chaise de plus en plus fort. Agnès participait à la conversation, il la voyait sourire, hocher la tête, poser des questions qui relançaient la logorrhée de l’oratrice.
« Alors, elle a refroidi, cette tarte ? lança Guillaume d’une gaité forcée, c’est que j’ai rudement envie de la goûter, moi ». Chantal ôta le torchon et la palpa délicatement. Aux termes d’un examen qui sembla durer des heures, elle déclara qu’ils allaient pouvoir la déguster. Mais avant ça, elle alla chercher des assiettes à dessert et des cuillères. Elle la découpa cérémonieusement. Enfin, chacun fut gratifié d’un petit triangle friable dans son assiette. Guillaume détestait la rhubarbe. Il engloutit pourtant sa part en deux coups de cuillère à pot. Hayali avait perçu l’anxiété de son père et n’avait plus faim, tout à coup. La peur se peignit sur son visage tandis qu’elle posa sa cuillère. Guillaume lui ordonna de manger, encore une fois d’un ton trop brusque. Il avait vraiment trop mangé, il dut desserrer l’élastique de son short. Et s’il ne pouvait pas fermer son pantalon ?
Enfin, ils purent prendre congé et regagner leur chambre. « pu...., j’ai cru qu’on n’en sortirait jamais ! ». Agnès rit, elle aussi avait stressé. Hayali y alla aussi de son petit commentaire : « Elle faisait que parler, parler, parler, et bla, bla, bla… ». « Bon, maintenant ça ne rigole plus ! » annonça Guillaume en ouvrant la valise, pour troquer son short et son débardeur contre un pantalon à pinces et une chemise. Du moins, en théorie. Car ils eurent beau fouiller sans ménagement dans la valise, roulant tout en boule, puis déverser son contenu au sol, il fallut se rendre à l’évidence : cette valise ne contenait pas le moindre costume.
« - Comment je vais faire? J’ai même pas un jean là-dedans ! Je vais y aller comme ça, en short et en claquettes ?
- On peut toujours aller acheter vite fait un pantalon et une chemise, suggéra prudemment Agnès.
- Le temps de me garer, de trouver un pu.... de magasin dans ce patelin de M.... ! Déjà que je suis grave à la bourre, à cause de cette grognasse et de sa pu.... de tarte !
Hayali lança un regard apeuré à son père. En temps normal, elle aurait éclaté de rire devant cette déferlante de gros mots.
- Guillaume, ça ne sert à rien de s’énerver.
- De toute façon, c’est de ta faute ! Qui a fait les bagages hier soir ? C’est toi qui l’as oublié !
- Alors celle-là, elle est bonne !
- Pour une fois, une fois que je comptais sur toi ! Je fais tout pour toi ! Déjà, il m’incombe d’être le gagne-pain de cette baraque, et tu n’es même pas foutue de mettre un pu.... de costard dans une valise !
- C’était TON costard, M.... !
- Mais c’est ça, mon costard pour mon entretien d’embauche, pour nourrir ta gueule.
Bientôt cette chambrette qui aurait dû être un havre de paix devint un concert de cris. Les meubles blancs cérusés, les abats-jours fleuris et les tableaux d’anges étaient les grotesques spectateurs de cette rixe conjugale. De surcroît le bébé poussait des hurlements perçants. Hayali fondit en larmes et se réfugia sous le fauteuil d’osier. Agnès éplorée quitta la pièce en emmenant les enfants, et Guillaume déchira un par un tous les vêtements amoncelés sur le parquet. Puis il renversa d’un coup de pied les tables de nuit, arracha les draps du lit, fracassa les tableaux, jeta la valise par la fenêtre. Quand il n’y eut plus rien à saccager, il s’assit au centre de la chambre et se balança d’avant en arrière. Il était pile 15h. Dans un bureau, à quelques kilomètres de là, un directeur regardait sa montre.
tilly

Te regarder dormir

Message par tilly »

Alicia but une gorgée de champagne et renversa la tête en arrière, calée contre le sofa. Elle se sentait légèrement lâcher prise, cette ivresse légère et indolore qui emplit la tête de coton. L’homme assis en face d’elle la regardait sans gêne. Elle en était à la fois confuse et heureuse. Il lui plaisait tant qu’elle n’osait pas encore se pencher sur cette étrange émotion qui la rendait volubile, légère, charmeuse. Elle osait à peine le regarder tant elle craignait de perdre pied. Son t-shirt gris chiné laissait présager une taille d’une minceur vertigineuse. L’ossature fine de ses poignets et ses bras musclés, ciselés comme une sculpture, lui semblaient d’un esthétisme sans précédent. Ses yeux noisette presque translucides, son joli nez, sa lèvre supérieure en forme de vaguelette, tout cela l’épouvantait de désir, qu’elle cherchait encore à réprimer. Son élocution badine et faussement désabusée aurait pu l’agacer, mais elle était charmée. Sa prononciation totalement dénuée d’accent du sud, avec les o bien fermés et les e à l’accent grave bien marqué, l’enchantait.

De quoi avaient-ils parlé ? Plus tard, Alicia tenterait vainement de s’en souvenir. Elle ne se rappellerait que du goût doré du champagne et du parfum de l’air du soir, frôlé de ses effluves à lui. Alicia n’était pas romantique. Elle n’avait aucune gêne quant au nombre de ses amants – un nombre à trois chiffres, aimait-elle confesser, quand bien même elle n’en fut pas certaine. Ce qui était sûr, c’est qu’elle n’avait pas trente ans et accompli le tour de tous les modes de rencontres, les types de relation, les manières de rompre. A l’aube de ses vingt-huit ans, elle était devenue familière de bien des mœurs étranges, avait intégré toutes les lois de Murphy de la séduction, était capable d’anticiper le dénouement de n’importe quelle romance. Elle n’avait aucun doute sur ses aptitudes à séduire. Par des mots choisis, des mimiques étudiées, elle savait induire chez l’autre la fascination. Elle était enfantine et terriblement femme à la fois. Elle savait se montrer détachée, impertinente, chafouine. Les hommes étaient confondus devant tant d’autosuffisance affichée. Elle était le genre de femme qui éconduit un homme d’un battement de cil, mais sans que celui-ci n’en conçoive de chagrin. En réalité, il était difficile de se projeter à ses côtés, en couple, difficile d’imaginer Alicia en petite amie.

L’homme était tactile, lui touchait facilement l’épaule, se rapprochait d’elle avec une aisance fluide. Elle en était déconcertée, tout semblait tellement couler de source pour lui, il se mouvait avec prestance et indolence à la fois. Son physique de mannequin semblait être un détail connu et sans importance pour lui-même. Quand le bar ferma et qu’ils se retrouvèrent l’un en face de l’autre comme si un baiser allait se produire, il lui proposa de continuer la soirée chez lui. Alicia se demandait si elle avait espéré ou non cette invitation. Elle prit conscience qu’il ne pouvait en être autrement. Elle lui emboîta le pas, les hauts talons de ses escarpins blancs claquant sur l’asphalte. Elle ne s’autorisait à éprouver ni désir ni anxiété, ne se sentait pas éperdue devant cette perspective. Ils entrèrent dans une supérette ouverte la nuit pour acheter une bouteille, et s’enfoncèrent dans l’obscurité d’une ruelle dans laquelle Alicia passait régulièrement, tous les jours peut-être. Il habitait au-sous sol de son lieu de travail, une salle de sport. Alicia éprouva une angoisse qui s’imprimait dans sa poitrine, tandis qu’il ouvrait la grille et qu’ils entrèrent dans la salle de fitness plongée dans le noir, à l’exception de quelques lueurs roses et bleutées. Ils descendirent un escalier faiblement éclairé, puis Alicia découvrit un studio aveugle et désordonné qui contrastait avec la netteté de la salle de sport décorée d’orchidées. Un matelas était posé à même le sol, entre deux pylônes camouflés d’une étoffe, et des tuyaux couraient sur le plafond. Cette pièce, qui n’avait pas d’autre prétention que celle d’être une cave aménagée, fit naître en elle une émotion proche de l’excitation. Elle avait toujours été attirée par les choses légèrement glauques, cela faisait partie de la part ombrageuse d’elle-même, peut-être trop assumée.

Elle remarqua immédiatement la présence de sous-vêtements féminins pendus à une poignée de porte, mais détourna le regard. Tandis qu’ils buvaient lentement leurs verres, l’homme lui expliquait à quel point il ne supportait pas les conventions de la vie de couple, le manque de liberté et les filles qui s’accrochent. Ils découvraient leurs traits de personnalité communs et il était si mystérieux et insaisissable, il correspondait tellement au type d’Alicia que c’en était presque caricatural. Il lui disait tu comprends, si j’ai rencontré une femme à une soirée et que j’ai aimé discuter avec elle, j’ai envie de pouvoir le dire à la personne qui partagerait ma vie, sans qu’elle s’en offusque ; et à ces mots Alicia sentit son cœur tressaillir de douleur dans sa poitrine, mais acquiesça. Pour elle, il n’y avait pas d’ivresse sans souffrance, elle ne pouvait se sentir vibrer que dans le manque et l’insécurité. Les heures s’égrenèrent dans une intimité étrange et presque inconfortable, et Alicia sentit que l’homme avait envie qu’elle s’en aille. Tout son être désirait ardemment rester, mais pour rien au monde elle n’aurait voulu qu’il trouve sa présence pesante, aussi elle se leva.

« - Depuis tout à l’heure, je me demande si je vais t’embrasser ou pas, avant que tu partes, lâcha-t-il d’un ton si détaché qu’Alicia fut incapable de répondre. Je ne sais pas si ça sert à quelque chose.
- Ah bon ! Et alors, tu as décidé? C’est oui ou non ? ».
Elle se rendit compte que le regard qu’elle jetait vers lui devait être celui d’une fillette apeurée, et songea qu’elle ne savait pas non plus si c’était souhaitable. Elle était encore ivre, fatiguée, elle se sentait soudain laide et mal fichue. Mais lorsque la bouche du garçon se posa sur la sienne, elle laissa la vague de désir intense qui grandissait en elle, un mélange indicible d’envie et de peur, la submerger et l’emporter. Sa peau était chaude sous ses lèvres, et les minutes à venir semblaient n’appartenir qu’à eux. Plus tard, lorsqu’il s’endormit, elle pensa que c’était l’unique moment de la soirée où il s’abandonnait, et elle grava mentalement, sur l’écran de ses paupières, son visage d’enfant endormi aux traits si réguliers, si lisses.
Le lendemain, Alicia raconta à ses amies à quel point elle était ravie d’avoir couché avec ce mec qui lui plaisait tant, qu’elle savait qu’il n’y aurait pas de suite mais s’en fichait. Celles-ci avaient toujours du mal à comprendre sa désinvolture affichée. Mais les jours qui suivirent, elle ressentit une sorte de trouble qui ne la quitta pas. Elle dut se rendre à l’évidence et admettre qu’elle était en réalité folle de lui après avoir passé une seule nuit à ses côtés, alors même qu’elle nourrissait le plus profond mépris pour les filles qui s’attachent aussi rapidement, fleur bleue et décérébrées, lui avait-elle dit. Mais elle n’était pas attachée, c’était pire que ça, elle se noyait dans les méandres d’une obsession dévastatrice. Dans la rue elle apercevait des affiches relatives à sa salle de sport et se sentait accablée. Elle était jalouse de la femme qui avait laissé ses sous-vêtements chez lui. Jalouse de quiconque aurait partagé une intimité avec lui. Avait-il le pouvoir maléfique de transformer n’importe quelle femme en créature fragile et désespérée ? Elle ne s’attendait pas à ça, vraiment pas, le destin lui avait fait un sale coup, elle aurait dû être furieuse mais elle aimait cette mélancolie si chère à son cœur, telle une caresse froide. Pourtant d’autres pensées rampaient, sinistres et insidieuses. Prise dans la fébrilité du moment, elle avait trop parlé d’elle, elle détestait s’épancher de la sorte, il l’avait certainement jugée superficielle et sans mystère. Qu’avait-il pensé de son corps aux formes trop affirmées, lui qui était si mince et entretenu ? Et puis, n’était-ce finalement pas par convention qu’il lui avait fait l’amour ? Il l’avait guidée vers son lit avec tant de lassitude. Après être allés chez lui et passé une bonne partie de la nuit à discuter, ils se devaient de clore l’épisode en bonne et due forme, parce qu’il en allait ainsi. Tant de rapports sexuels étaient consommés chaque nuit dans cette ville. Il n’avait fait que se plier aux exigences de la situation. Il était bien conventionnel après tout. Leurs cœurs demeureraient indomptés et rebelles, et Alicia sentait encore les souvenirs de cette nuit s’infiltrer en elle comme une brume, sa peau marquée par cette étreinte comme un tatouage.
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